Le mélanisme
" Les aberrations du plumage chez la bécassine "
par Michel Devort et Patrice Février
Les plumages et pelages anormaux ont été étudiés depuis fort longtemps sur des animaux domestiques. Ces travaux anciens liés à l’hérédité (lois de Mendel) ont été revivifiés par les nouvelles connaissances en génétique. Mais il semble qu’au-delà de quelques règles basiques, chaque espèce ait sa propre logique en la matière. Citons simplement le cas des albinos : peau ou pelage entièrement blanc, yeux rouges ; on connaît les souris blanches, le furet (putois albinos) et d’autres mammifères. Il y a des oiseaux blancs purs naturellement (les exemples en élevage sont nombreux), mais il n’y a pas d’oiseaux sauvages albinos, les gènes responsables de l’albinisme sont létaux, c’est-à-dire que l’oisillon ne survit pas.
Dans le cas de la bécasse ou la bécassine, les aberrations de plumage ne peuvent être étudiés que post–mortem, à l’issue d’un coup de fusil heureux. Il est impossible d’obtenir des plumages anormaux chez des animaux qui ne se reproduisent pas en captivité. Comment savoir, de ce fait, si l’oiseau qui porte un plumage aberrant, l’aura toujours après une mue complète ?
Certaines altérations sont génétiques et le plumage restera tel qu’il est durant toute la vie de l’oiseau. D’autres sont liées (en particulier certains cas de mélanisme) à une maladie passagère et peuvent donc disparaître à la mue suivante. Enfin, il y a des modifications de la couleur du plumage qui sont dues à des conditions extérieures (produits phytosanitaires ou autres) lesquelles agissent sur les plumes comme une teinture et n’ont donc rien à voir avec les gènes. On voit d’ici la difficulté de la compréhension des phénomènes. Quant à l’expérimentation elle est impossible.
Grossièrement il y a deux types d’aberrations : le mélanisme qui donne un plumage plus foncé que la normale et qui tend à ce que toutes les plumes soient noires ou brunes et à l’opposé l’albinisme qui rend les plumes blanches ou en tout cas plus claires que la normale. Mais comme on l’a dit, chez les oiseaux sauvages il n’est jamais total.
1. L’albinisme
Entre la bécassine noire et la bécassine blanche, il y a toutes sortes de teintes et essentiellement ce que la tradition bécassinière appelle l’isabellisme, une teinte beige et marron clair. Mais d’après le Docteur–vétérinaire Jean-Paul Boidot, président d’honneur du Club national des bécassiers, et grand spécialiste des aberrations de plumage, il faudrait parler de couleur agate, pastel ou café au lait.
Les couleurs de la bécassine sont dues aux pigments mélaniques qui sont au nombre de deux : la mélanine vraie ou eumélanine d’expression noire, et la phaéomélanine plus claire, d’expression jaune à brune. Supprimez l’eumélanine et vous obtenez un oiseau beige ou crème. Mais chacune des mélanines peut se diluer… plus ou moins ! Une bécassine qui a perdu tout pigment noir ou brun foncé, chez qui il ne reste que la phaéomélanine, est en principe isabelle. Rappelons au passage que ce qualificatif provient de la couleur de la chemise de la reine Isabelle la Catholique qui fit vœu de garder ce vêtement sur elle tant que Grenade ne serait pas reprise aux Sarrasins… et ceux–ci se défendaient bien ! On ne peut que se réjouir qu’il n’existe pas une “ odeur isabelle ” !
Ce “ défaut ” est relativement fréquent. Cramp & Simmons (cités par Rouxel) en recensent 15, ce qui est bien peu. Pour notre part nous en connaissons déjà sept, vues de nos propres yeux. Il y en a des centaines avec des teintes différentes dues à des phénomènes très complexes à expliquer. Si deux bécassines normales sont presque identiques, toutes les “ bizarres ” sont différentes, preuve que leurs altérations ne sont jamais exactement les mêmes. Voir les exceptionnelles photos p. 333 de “ Les Bécassines et leurs chasses ” de Devort, Trolliet, Véga aux éditions de l’Orée (1986)
L’oiseau ino ou pie :
Infiniment plus rare est le cas de la bécassine chez qui les deux mélanines sont absentes, mais par endroit. On a alors affaire à une bécassine à taches disséminées ça et là avec par endroit du blanc au bout des plumes. Ceci concerne l’oiseau capturé par notre administrateur tunisien Hamedi Khaled qui a levé deux oiseaux aux plumages semblant similaires dont l’un échappa et alla se remettre dans un lieu impossible à atteindre. Le chasseur put voir qu’ils avaient les mêmes panachures (dont les grandes rémiges), provenant certainement de la même origine génétique.
Incapables de suivre le Dr Boidot dans ses explications qui correspondent à des dizaines de cas de bécasses, contentons nous de vous offrir ces quelques photos et de vous demander de nous tenir au courant de vos captures ou de vos observations.Peut-être la nomenclature internationale que prépare le Dr Jean-Paul Boidot nous aidera-t-elle dans le futur, encore qu’il semble qu’il faille avoir de sérieuses connaissances en génétique pour suivre ce problème d’une extrême complexité.
2. Le mélanisme
Le mélanisme qui rend plus foncé ou noir le pelage et les plumes est du à une surproduction de mélanine qui envahit les cellules. Celle-ci peut-être génétique, donc définitive et transmissible, ou due à une affection passagère et disparaître lors d’une prochaine mue.
La “ bécassine de Sabine ” Les auteurs anglais qui ont écrit sur la bécassine à la fin du XIXème et dans la première moitié du XXème siècle, parlent de la Sabine’s snipe, la bécassine de Sabine, qu’ils décrivent comme beaucoup plus foncée que la bécassine des marais et qui fut un temps considérée comme une espèce à part entière.
Voici un florilège de leurs écrits :
• The fowler in Ireland (1882) par Sir Ralph Payne-Gallwey.
“ La bécassine de Sabine, prise à une époque pour une espèce distincte, est généralement considérée désormais par les naturalistes comme une forme mélanique de la bécassine commune. Elle n’a pas été souvent rencontrée en Irlande. Une douzaine ou plus de ces observations ont été validées, et j’ai des renseignements sur trois spécimens tués en Irlande que j’ai personnellement inspectés.”
• Snipe and Woodcock (1903) par L. de Visme Shaw.
“ Généralement les ornithologues ne considèrent pas la bécassine de Sabine comme une espèce distincte, mais plutôt comme une variété sombre de la bécassine commune. Les arguments en faveur de cette théorie sont que les territoires de nidification d’un tel oiseau sont inconnus et que parmi les scolopacidés les variations de teinte du plumage sont loin d’être rares. S’il était prouvé que la bécassine de Sabine n’a que 12 rectrices, sa réalité en tant qu’espèce distincte serait avérée, car elle n’est certainement pas une forme mélanique de la sourde, et l’ordinaire et la double, ont plus de rectrices que cela.” Pour finir l’auteur demanda à un ami d’examiner un spécimen du South Kensington Museum ; mais à sa grande déception, l’oiseau avait bien 14 rectrices.
• A book of the Snipe (1904) par Scolopax.
“ Deux variétés de la bécassine des marais ont été obtenues en Grande-Bretagne, une noire et une blanche. Bien qu’elles soient excessivement rares, la première est apparue assez souvent pour avoir reçu des naturalistes qui longtemps l’ont considéré comme une espèce distincte, le nom spécifique de « bécassine de Sabine ». Étrangement, bien que la bécassine abonde sur notre Terre, cette variété mélanique est rarement rencontrée (et, je crois, jamais correctement authentifiée) en dehors de nos îles (Îles Britanniques… bien sûr ! NDT). Elle ne diffère à aucun point de vue de l’oiseau ordinaire, à part la couleur qui est brun très foncé, barré de brun, sans une trace de blanc, que ce soit sur la poitrine ou ailleurs. ”
• Woodcock and Snipe (1936) par H. Wormald.
“ Dans le temps, le mélanisme était suffisamment fréquent pour amener nos ancêtres à penser que la bécassine mélanique était une espèce à part, qu’ils appelèrent bécassine de Sabine. Cette erreur ne fut pas corrigée jusqu’à des temps très récents. Je n’ai, personnellement vu qu’un seul spécimen en chair et en os ; cet oiseau fut tué par un de mes amis sur une prairie inondée dans le Dorset en 1908. ”
• Woodcock and Snipe (1936) par R. Ussher, pour les longs-becs irlandais.
“ La forme mélanique de l’espèce commune connue sous le nom de bécassine de Sabine, est apparue plus de quarante fois en Irlande dans différents endroits du pays, mais elle n’a été reconnue qu’une fois sur la côte est.”
• The Snipe (1989) par Colin L. McKelvie illustré par Richard Robjent.
C’est dans ce gros livre qui est aussi le plus récent, même s’il date maintenant de plus de quinze ans, qu’est détaillé le point de vue le plus complet. “ De toute façon des variantes de couleur peuvent apparaître et apparaissent. L’une des plus frappantes est celle qui était connue sous le nom de « bécassine de Sabine », une variante dont on croyait soit qu’elle était originaire d’Irlande soit qu’elle migrait régulièrement pour hiverner ici (en Grande-Bretagne) depuis quelques régions de nidification inconnues. Sa caractéristique particulière était sa couleur extrêmement foncée, une apparence essentiellement noire seulement adoucie par des tachetures brun-beige. Les études ultérieures ont révélé qu’il s’agissait en fait d’une forme aberrante mélanique de la bécassine commune, et le fait qu’elle soit surtout apparue en Irlande, avec une poignée de d’observations dans le Sud de l’Angleterre, pouvait laisser supposer qu’il y avait une prédisposition au mélanisme dans un ou deux populations migratrices qui nidifiaient dans la partie septentrionale de l’aire de reproduction de la bécassine européenne et se déplaçait loin au sud-ouest pour hiverner. Les références à la « bécassine de Sabine » sont courantes dans la littérature ornithologique ou cynégétique jusqu’à la fin du XIXème siècle. Mais dans les années 1880, il devint graduellement évident aux naturalistes et aux chasseurs observateurs que cette forme, considérée auparavant comme une espèce rare et convoitée, n’était en fait qu’une une forme mélanique de la bécassine des marais la plus commune. Cette clarification de la position systématique de la bécassine foncée par rapport à la bécassine des marais ne diminua en rien l’enthousiasme des chasseurs de bécassines, chaque fois qu’un de ces spécimens était capturé. Beaucoup de chasseurs de l’époque victorienne, suivant la mode de l’époque, avaient leur bécassine mélanique montée en spécimen ornemental ou conservé dans leur cabinet de curiosités d’animaux naturalisés.” Mais tout ceci ne nous dit pas pourquoi ni la littérature, ni les rapports ornithologiques ne font plus état de la moindre observation récente, pas plus en Grande-Bretagne qu’ailleurs.
Les bécassines noires françaises :
En France, M. de La Fuye, en 1922, se contente de dire « Il en est (des bécassines) qui tournent soit au mélanisme soit à l’albinisme », mais il ne cite que des oiseaux blancs (?) ou isabelles, et Michel Devort reste évasif sur le mélanisme.
Personne jusqu’à ces dernières années ne semblait en connaître. Les seuls oiseaux annoncés mélaniques n’étant en fait que des oiseaux dont le plumage avait été taché ou noirci involontairement par l’oiseau, comme les bécasses devenues jaunes en touchant des arbres fruitiers enduits d’acide picrique.… Et puis un jour, un adhérent du Club voulut montrer au Président une bécassine « bizarre » qu’il avait tuée, si bizarre qu’il l’avait fait naturaliser. Et c’est ainsi que nous pouvons admirer désormais sur notre site une bécassine de Sabine qui correspond bien à la description qu’en faisait Scolopax en 1904 : « Elle ne diffère à aucun point de vue de l’oiseau ordinaire, à part la couleur qui est brun très foncé, barré de brun, sans une trace de blanc, que ce soit sur la poitrine ou ailleurs. » Sa couleur rousse et son ventre entièrement grivelé sur un fond marron correspondent bien aux deux gravures anglaises du 19e siècle que nous reproduisons.
Voici donc la bécassine mélanique tuée le 15 août 1998 par M. Gérard Voisin dans le département de Seine-Maritime !
Merci pour leur participation à MM Gilles Avot, Bernard Breton, Francis Delcambre, Robert Delrieu, Philippe Ivanic, Hamedi Khaled, Arnaud Lafon, Alain Lécuyer, Gérard Voisin et au Dr J-P Boidot.
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